Le bruit des chaînes qui s’entrechoquent résonne à travers la coursive. Deux Royal Marines, sanglés dans leur uniforme rouge immaculé et rehaussé de boutons d’argent clinquants remontent leur prisonnier vers le pont. Sa barbe et ses cheveux sont longs et sales. Il dégage autour de lui une odeur pestilentielle. Son teint est blafard et sa chemise lacérée et ensanglantée, son dos marqué à vie par les coups de fouet reçus quelques jours auparavant. Pourtant, le détenu avance, l’air résigné mais serein, comme s’il avait fait la paix avec lui-même. Il traverse les quartiers de l’équipage dans un silence de mort. A son passage, certains marins se décoiffent, d’autres lui crachent au visage ou le méprisent du regard sans oser rompre le sacro-saint silence qui l’entoure. Cette traversée décroche tout de même à l’Irlandais enchaîné un sourire. Il n’a jamais connu l’entrepont aussi calme. Mais sa surprise ne semble pas être du goût de ses geôliers et un coup de crosse s’abat sur l’officier déchu. Malgré lui, James laisse échapper un râle et se relève péniblement. Pas un ne s’est précipité pour l’aider. Pourtant, à peine quelques jours auparavant, certains de ces hommes auraient été prêts à mourir à ses côtés. Sur un seul de ses ordres, ils auraient fait feu sur un bâtiment ennemi ou seraient partis à l’assaut. Ils avaient côtoyés la mort ensemble, pourtant aujourd’hui, quelque chose dans leurs regards avait changé. Lorsqu’il passa sur le pont de la
Rose, l’Irlandais fut ébloui par le soleil des Caraïbes. Lui qui avait été dans une obscurité quasi-complète ces derniers jours, il fut fallu quelques instants pour qu’il s’habitue à la luminosité ambiante. James porta sa main à son front afin de se protéger de la clarté et remarqua les corps de ses complices pendus à la grande vergue. O’Reilly réprima un sentiment rageur et avança doucement au son du tambour qui battait. Un jury composé des officiers du bâtiment était assis à une longue table au pied du grand mât, aux côtés d’un rang de Royal Marines, l’arme au pied. Lorsque le tambour s’arrêta, laissant un nouveau silence s’installer, tous les regards se tournèrent vers le Commandant Rowley se leva et énonça le verdict de sa voix nasillarde.
« James O’Reilly, devant les chefs d’accusation de mutinerie, de rébellion et de haute trahison, le jury vous reconnaît coupable. Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? » L’Irlandais roula des yeux et laissa un crachat tomber sur le pont du navire. L’insolence de l’ancien officier fut réprimandée par un soufflet de Rowley.
« Qu’est ce que vous pensiez ? Que vous pouviez défier l’autorité de la Couronne allègrement ? Vous n’êtes qu’un sale chien d’Irlandais arrogant, vous n’avez jamais eu votre place au sein de la Royal Navy. Vous et tous vos compatriotes consanguins, n’aurez jamais l’étoffe de vrais sujets britanniques. Vous n’êtes que des parasites, la lie de l’humanité. Vous n’arrivez même pas à la cheville du pire des esclaves. Et dire que vous étiez officier de sa Majesté, quelle honte … » Un nouveau coup de l’officier supérieur vint s’abattre sur l’ancien officier dégradé, laissant échapper un filet de sang de son nez. Le commandant Rowley, retrouvant sa superbe, revint s’installer sur son fauteuil.
« Par la présente, et par les pouvoirs qui me sont conférés en qualité de Commandant de l’HMS Rose, nous vous condamnons à la peine capitale pour les chefs d’accusation précités. La sentence prend effet … immédiatement. » [/color] Le battement du tambour marquant la fin du procès fut interrompu par un geste de main du commandant, qui se leva à nouveau et s’approcha du main, les mains dans le dos.
« Vu que vous avez été dégradé et que par conséquent vous n’appartenez plus au corps des officiers de la Royal Navy, vous n’aurez évidemment pas droit au peloton d’exécution. Ce serait trop facile. Trop … rapide. Pareil pour la potence. » confia-t-il alors qu’un sourire carnassier s’étirait sur son visage.
« Non .. je vous réserve un sort plus … spécial. Faites armer la chaloupe !» Les gabiers et quelques marins du pont s’exécutèrent, faisant passer le youyou par-dessus bord. Sans ménagement, l’Irlandais fut transbordé dans la petite embarcation, dénuée pour l’occasion de toute voilure, ou rames. Seule une boîte de biscuits moisie et dévorée par les asticots trônait dans un coin du bateau.
O’Reilly fut démis de ses chaînes et laissé à lui-même. La petite chaloupe était encore bord à bord avec la frégate.
« Je suis magnanime et clément avec vous, vous en conviendrez. Je vous laisse une chance. Mais ne vous réjouissez pas trop vite, O’Reilly. Dans quelques jours, vous auriez préféré avoir reçu douze balles dans la poitrine ou pendre aux côtés des autres traîtres à la grande vergue. » Rowley laissa tomber un pistolet dans la chaloupe.
« Vous êtes catholique, n’est-ce pas ?! Je vous garantis que lorsque la folie et la soif vous submergeront, vous me bénirez de vous avoir laissé un échappatoire. Allez en enfer, James , Dieu vous maudisse ! » furent les derniers mots que l’Irlandais entendit. Le commandant de la
Rose avait idéalement choisi son endroit pour abandonner un homme à la mer. Croisant au large des Bermudes, Rowley savait pertinemment que sans voiles ni moyens de propulsion, le courant marin l’amènerait en plein milieu de l’Atlantique Nord. Le seul espoir qu’avait l’Irlandais, aussi minime soit-il, était de croiser la route d’un quelconque navire.
*****
Quatre jours avaient suffi pour qu’O’Reilly sombre doucement dans une folie paranoïaque. De toute manière, il avait déjà perdu le compte, résigné à faire face à une fin lente à l’issue tragique. La soif et la faim lui tiraillaient les entrailles. Le pan de chemise dont il avait entouré sa tête afin de récolter les quelques gouttes de sueur qui perlaient n’étaient pas suffisant. Etendu au fond de la chaloupe, quelques brûlures pouvaient s’apercevoir sur le corps du marin, exposé au soleil tapageur sans abri possible. Pris d’une fièvre, James délirait, frissonnant, balbutiant des mots sans aucune logique. L’Irlandais sentait ses forces l’abandonner au fur et à mesure qu’il dérivait au milieu de l’Atlantique. Chaque minute lui semblait interminable et représentait un véritable supplice. Il était las. Il ne pouvait plus se battre ; il ne voulait plus se battre. Cette fois, c’était la fin. Il allait mourir au fond de cette chaloupe. James avait abandonné tout espoir de revoir un jour la terre ferme, ou de simplement passer une autre journée de plus. Désespéré, O’Reilly s’empara du pistolet que lui avait légué Rowley comme seul compagnon de route. Désormais, il voulait juste en finir. Il n’y avait plus de Dieu, plus de purgatoire ou d’enfer qui l’attendait pour le geste qu’il allait commettre, juste la délivrance d’une mort rapide et sans douleur. L’Irlandais pointa le pistolet contre sa tempe et d’un geste sec, pressa la détente. Un cliquetis sec se fit entendre, mais aucune détonation. Rowley s’était joué de lui, une fois encore. Il n’y avait aucune balle dans ce pistolet. Maudissant l’officier de la Royal Navy, James ne tarda pas à s’évanouir, la fatigue et la maladie aidant.
Ce fut une impression de fraîcheur qui le réveilla. L’impression qu’une ombre lui caressait le visage. Probablement une illusion, encore une fois. Ou bien était-il enfin mort, tout simplement. Il ne pouvait dire combien de temps il avait sombré dans l’inconscience. O’Reilly ouvrit péniblement ses yeux mais sa vision était trouble. Il ne voyait que des ombres aux contours flous. Un navire. C’était un navire. Son équipage le regardait en silence, et il semblait sorti tout droit de son esprit. Probablement une illusion, la soif le faisait délirer. James tenta de se lever pour mieux discerner ce mirage mais s’évanouit à nouveau, trop faible pour supporter n’importe quel effort.
« Debout. » Un coup de pied vint le réveiller. L’Irlandais émergea doucement de sa torpeur et remarqua que ses mouvements étaient à nouveau entravés par des chaînes. Le gros chauve à la mine patibulaire qui venait de le réveiller venait de lui déposer de quoi manger et boire.
« Ou suis-je ? » Le chauve le dévisagea avant de répliquer.
« Dépêche toi de manger, le commandant désire te voir. » dit-il simplement avant de tourner les talons et de fermer la porte de la cellule. Une fois encore, il se retrouvait à fond de cale, prisonnier d’inconnus. James remarqua cependant que ses hôtes avaient pris soin de lui, prenant soin de le changer et de le bander. Ses plaies dans le dos s’étaient probablement infectées durant sa traversée du désert. Alors qu’il se jetait sur la gamelle et se bâfrait, de nombreuses questions fourmillaient dans l’esprit de l’ancien officier. Ou était-il ? Qui étaient ces hommes ? Il ne lui semblait pas avoir détecté un quelconque accent espagnol ou français dans les propos de l’homme qui venait de le nourrir. Que lui voulaient-ils ? Pourquoi l’avaient-ils secouru ? Toutes ces questions passèrent à la trappe alors qu’il mangeait. La bouillie de flocons de céréale était infecte mais elle avait le mérite d’être nourrissante et de combler son estomac. L’eau était loin d’être fraîche mais elle était désaltérante.
Repu, James se laissait emmener vers la poupe du bâtiment. Toutefois, il remarqua la présence de femmes parmi les différents marins qu’il croisa sur sa route. Ou diable était-il tombé encore ? Son escorte le fit pénétrer dans les quartiers du commandant, tandis que cette dernière laissa les deux hommes seul. De toute manière, O’Reilly avait beau être un fou d’Irlandais, il n’était pas inconscient pour autant, et ne mordrait surtout pas la main qui venait de le nourrir. A vrai dire, il était curieux.
« Qui êtes-vous ? » La voix du commandant imposait une certaine autorité naturelle.
« Je m’appelle O’Reilly. James O’Reilly. Je .. merci pour votre hospitalité. » Le pirate laissa échapper un éclat de rire.
« Notre hospitalité ?! En voilà de bonnes manières pour un homme enchaîné ! » « Enchaîné peut-être, mais vivant. Sans vous, je serais probablement mort. » L’humeur joviale de l’homme qui lui faisait face sembla s’effacer aussi rapidement qu’elle était arrivée.
« Trêve de plaisanteries. Quels sont vos liens avec la Royal Navy ? Ce n’est pas tous les jours que nous tombons sur un laissé pour compte dans une chaloupe de l’HMS Rose. Ou est votre bâtiment ? » le questionna-t-il alors qu’il posait un lourd pistolet sur la table. Résigné, l’Irlandais cracha le morceau. Après tout, il n’avait rien à perdre, et s’il voulait l’abattre .. eh bien, il mourrait le ventre plein.
« La Rose est une frégate de 6ème rang. 28 canons, 145 hommes d’équipage. Nous faisions route vers les Bermudes lorsque j’ai été .. débarqué. J’ai omis de présenter mon grade lorsque je me suis introduit. Ou plutôt mon ancien grade. Sous-Lieutenant James O’Reilly, ancien officier en troisième de la Rose. Je me suis mutiné. Et comme vous avez pu vous en apercevoir .. disons que ça ne m’a pas trop réussi. » L’attitude de l’inconnu se relâcha et il sembla même se décontracter.
« Je suis le Capitaine Carlson et ceci est le Great Ranger. » « LE Great Ranger ?! Alors vous êtes des .. » « Des pirates. Enfin, c’est comme ça que l’on nous appelle. Je préfère nous voir en hommes libres et maîtres de leurs destins. Je suis un homme plutôt fataliste, monsieur O’Reilly, et je me plais à croire que si la providence a mis votre chaloupe sur ma route, c’est qu’il y a une bonne raison. Quelles étaient les motivations de votre mutinerie ? » L’Irlandais avait, comme tout marin naviguant dans les Antilles, entendu parler du
Great Ranger et de son équipage. Navire craint par tous, on disait de lui qu’il était immortel et insubmersible, sa légende avait traversé les âges. A cet instant, James était effrayé. Plus qu’il ne l’avait jamais été au court de sa vie. Mais il essayait de ne pas le montrer, persuadé que le moindre faux pas pouvait le faire revenir d’où il venait.
« Je suis Irlandais, Capitaine, et bien qu’ayant été officier de la Couronne, mes origines ont fait que je n’ai jamais été considéré comme tel. J’avais beau me voiler la face et me cacher la vérité, mais servir tandis que mes compatriotes sont opprimés devenait tout simplement impossible. Les Caraïbes sont l’endroit rêvé pour recommencer une nouvelle vie, et quelle meilleure vie que celle de Capitaine ? J’ai cru voir une opportunité, je l’ai saisie, j’ai échoué. » « Et que comptez-vous faire ? » « Je crois que je n’ai pas trop le choix et que vous tenez ma vie entre vos mains. Cela dit, si j’avais le choix, je chercherais à me venger. » Un long silence interminable suivit la confidence de l’Irlandais. Carlson semblait jauger l’homme qui lui faisait face. O’Reilly, lui, se demandait simplement s’il vivrait une journée de plus ou si son périple s’achevait aujourd’hui. Le Capitaine pirate sortit une pipe du tiroir de son bureau, qu’il s’empressa d’allumer.
« Si c’est la liberté et la vengeance que vous recherchez, je suis prêt à vous proposer une place dans mon équipage. Si ce que vous dites est vrai, vous pourriez peut-être nous être utile, à moi, ainsi qu’au navire. Mais je vous préviens que si je découvre que ce que vous venez de raconter est faux, si un moindre petit détail est erroné, je vous ferais regretter le supplice que vous venez de traverser. Qu’en dites-vous ? » Soulagé, James ne tarda pas à répondre.
« Qu’il s’agit d’une offre qu’on ne peut refuser, Capitaine. » « Bien. Godfrey ! » Un homme fit irruption dans les quartiers du pacha.
« Monsieur ? » « Voici notre dernière recrue. Détachez-le, montrez-lui son hamac et présentez le à Fawkes, il rejoint son équipe. » « Tout de suite, Monsieur. ».
*****
Le temps passe et les hommes restent. Bien qu’il s’imaginait leur fausser compagnie à la première escale, cela fait maintenant huit ans que James fait partie de l’équipage du
Great Ranger. Tout d’abord sceptique, il a fini par adopter cet équipage et s’y faire une place. L’Irlandais y a découvert une cohésion et une forme de camaraderie qu’il n’a jamais connu jusqu’ici. Depuis quelques années, O’Reilly se sent en famille sur ce bâtiment. Et malgré toute la bonne éducation qu’il reçut, malgré son passage au sein de l’académie navale britannique et l’apprentissage des bonnes manières, la vie de pirate lui plaît, tandis qu’il a tiré un trait sur son passé. En huit ans, James a vu passer des combats et a su prouver sa valeur. De récureur de pont à videur de seau d’urine, il a pris son mal en patience et est devenu gabier. Son expérience d’officier et d’artilleur au sein de la Navy lui ont même valu de devenir le maître-canonnier du
Ranger pendant un temps. Tout cela grâce au Capitaine Carlson qui lui a laissé une deuxième chance, et qui a su ne pas tenir compte du passé trouble de l’Irlandais. D’ennemis, ces pirates sont devenus ses frères, les seuls sur lesquels ils puissent compter. Et parmi ces derniers, O’Reilly a su se faire un nom. Aujourd’hui, lui, l’ancien Sous-lieutenant de la Royal Navy a même été élu par ses pairs au rang de Quartier-Maître, suprême marque de confiance de la part d’un équipage, suite au décès tragique de l’ancien.
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