Cela fait plusieurs nuits qu'elle accumule les insomnies. Presque une semaine entière à dormir quatre heures à peine. Ses songes d'aventures sont souvent remplacés par d'horribles cauchemars ou s'entremêlent l'ombre plus que contrariée d'un mari trahi et le regard hypnotisant d'un pirate tentateur. Au fil des nuits elle a perdu tous ses repères et à l'heure qu'il est il est impossible pour elle de savoir ou elle en est. Elle est tout simplement incapable de démêler le juste de l'illégitime, la raison de la passion. Elle espère l'amour dans ce qu'il a de plus beau, tout en sachant que ce n'est pas ce qu'elle vit. Et ce d'un côté comme de l'autre. Elle s'est laissée dupée par un regard, par les embruns de la mer et par ce parfum exquis et irrésistible de liberté. Elle ne vit plus que dans la dépendance  de ce qu'elle sait être une « erreur qui à tout moment peut se révéler fatale ». Mais elle accepte par dévotion, par entêtement. Elle a appris, au fur et à mesure, à se contenter de ce qu'elle reçoit et ce même lorsqu'il s'agit de pas grand-chose. Kylean lui montre la couleur de l'amour sans lui en donner la saveur et même si elle aime se répéter qu'elle en est consciente, l'amour l'emporte très souvent sur la logique lorsqu'elle pense à lui et à la nature de leur relation. Et c'est à force d'oublier de réfléchir pour laisser parler son cœur qu'elle se retrouve dans des situations étranges comme aujourd'hui. Étranges, voir même complètement loufoques. En effet, elle est en train de s'approcher de la plage sur laquelle on peut trouver le campement de l'équipage du Flying Dragon, et ce sans penser un instant aux conséquences. La présence d'une bourgeoise au milieu d'un tel regroupement de pirates, ce sera désastreux pour sa réputation si cela vient à se savoir. Et ce sera pire encore si son mari l'apprend. Mais à l'heure qu'il est tout ça est bien loin de ses pensées. Elle n'aspire qu'à retrouver Kylean, sans penser une seule seconde qu'il a peut-être bien mieux à faire ou qu'il n'a peut-être même pas envie de la voir. Une part d'elle sait bien qu'elle est idiote d'agir aussi impulsivement. Voir même égoïstement. Mais quel pouvoir a-t-on vraiment face à la duperie de nos sentiments qui nous dictent des choses inconsidérées et nous rassurent sans cesse sur leur bien fondé ? Bien peu de pouvoir si l'on se fie aux pas de Sen qui désormais foulent le sable de la plage de Nassau. Après quelques minutes de marche ininterrompues sous un brûlant soleil, elle finit par repérer l'enchevêtrement de couchettes improvisées et de tentes qu'elle recherche. Elle s'en approche lentement. Les hommes qu'elle croise ça et là lui lancent des regardes peu amènes. Et pour cause puisqu'elle n'a rien à faire là, le pire étant qu'elle le sait très bien. Elle observe rapidement le campement. Certains sont en train de comater dans un coin, le plus souvent avec une bouteille de rhum et un jeu de cartes ou de dés, d'autres s'activent à s'entraîner au sabre. Cependant la plus grande partie doit sans doute se trouver répartie entre la taverne et le bordel. Un peu perdue et incapable de se repérer correctement, Sen demande timidement son chemin à certains des hommes qu'elle croise. Les premiers se contentent de cracher dédaigneusement au sol devant elle, refusant de répondre et ajoutant des mots aussi sympathiques que « chienne de bourgeoise ». Charmant. Pourtant le dernier semble contre toute attente prendre pitié d'elle et lui indique d'une main tremblante la tente de Kylean en ajoutant même un « bonne journée madame » et un  sourire alcoolisé. Confortée dans son itinéraire, la jeune femme se dirige donc d'un pas assuré vers la tente de cet homme qu'elle aime tant mais qui lui pose tant de problèmes de morale et d'éthique. Celui qui arrive à lui donner l'illusion de liberté par sa simple présence mais qui ne lui appartiendra jamais, pas plus que ladite liberté. Lorsqu'elle écarte un pan de la tente pour pénétrer tranquillement dans l'habitacle, une fille la pousse sans ménagement en sortant. Interloquée et se sentant soudain encore moins à sa place que jamais, Sen reste timide et pantoise entre les pans de la tente.